Accusé
À la fin de ma deuxième année de stage au barreau, je disposais déjà d’un certain niveau de connaissances et d’expériences me permettant d’exercer avec de plus en plus d’assurance. J’étais de plus en plus connu, et de plus en plus consulté par des clients de toutes nationalités et origines. Ma maître de stage me fit savoir que, compte tenu du nombre croissant de mes propres clients, elle ne pouvait plus me considérer comme un stagiaire à temps plein.
Elle comptait réduire ma rémunération de moitié, ce que je trouvais raisonnable de sa part. J’étais conscient du fait que j’étais de moins en moins productif dans ses dossiers et cela m’attristait. Sa décision de réduire ma rémunération était un soulagement pour moi. Durant cette période où je ne travaillais plus à temps plein pour ma maître de stage, je fus contacté au téléphone par un monsieur qui m’expliqua qu’un de ses amis venait d’être arrêté à l’aéroport de Bruxelles ; il avait besoin que je défende ses intérêts. Je lui suggérai de passer au cabinet afin d’ouvrir un dossier pour son ami et payer une provision.
Ce client se trouva une heure plus tard devant le cabinet et demanda à me parler. La secrétaire vint m’appeler et me dit qu’un monsieur était dans la salle d’attente pour moi. Le client était un Magrébin et il était accompagné par une jeune dame de type occidental. Le client me dit qu’il s’appelait Abdel et que la dame qui l’accompagnait était sa copine ; elle se prénommait Cynthia. Le couple m’expliqua que la personne qui avait été arrêté à l’aéroport était l’ami d’Abdel. Il aurait été arrêté en provenance de la République Dominicaine en possession de sept kilos de cocaïne.
C’était la première fois que je recevais un client qui était impliqué dans une affaire de trafic de stupéfiants. Abdel me dit qu’il voulait juste que je retrouve son ami et que j’aille lui rendre visite en prison afin de lui proposer mes services et de le rassurer que son ami Abdel et tous ses autres amis allaient faire leur nécessaire pour lui apporter tout le soutien dont il aurait besoin.
Le couple paya une provision pour l’affaire et me donna toutes les coordonnées de leur ami. Je promis de localiser leur ami et de les contacter ensuite pour leur faire savoir dans quelle prison il se trouvait. Je pourrai ensuite m’organiser pour aller lui rendre visite en prison et lui proposer de défendre ses intérêts.
Après avoir pris congé du couple, je téléphonai à la police de l’aéroport pour me renseigner sur l’arrestation de l’ami d’Abdel. L’inspecteur introduisit les données que je lui avais communiquées dans son système informatique et m’annonça quelques secondes plus tard que la personne en question avait été transférée à la prison d’Anvers. Je le remerciai pour cette information et je raccrochai. Je téléphonai ensuite à Abdel pour lui dire que j’avais localisé son ami et que ce dernier se trouvait à la prison d’Anvers.
Abdel me demanda s’il pouvait revenir au cabinet, car il se trouvait encore dans les alentours du quartier. Avec Cynthia, ils revinrent au cabinet et me demandèrent quand est-ce que je comptais aller voir leur ami en prison car ils voulaient que je lui transmisse un message très important. Abdel me demanda de bien vouloir dire à son ami que tous leurs amis étaient au courant de ce qui s’était passé et qu’il était très important qu’il gardât son calme et qu’il ne dît rien à la police.
Le message qu’Abdel m’avait demandé de passer à son ami me fit penser qu’il travaillait pour une organisation criminelle mais je n’en n’avais aucune preuve. Je ne voulus pas non plus lui poser de questions par rapport à certaines incohérences que j’avais décelées dans son discours, car de toutes les façons, je devais juste rendre visite à son ami sans aucune obligation de le défendre. Je me disais qu’après m’être entretenu avec le prisonnier, je déciderai si je poursuivrai la défense de ses intérêts ou non.
Je me rendis donc à la prison et je fis la rencontre du client. C’était un homme Belge. Il était blond et avait un air innocent. Je me disais, en le voyant, qu’il avait certainement été séduit par des personnes mal intentionnées. Je lui transmis le message d’Abdel en lui précisant qu’Abdel et ses autres amis avaient promis de prendre soin de lui. Il m’expliqua les circonstances de son arrestation et me remit la copie du procès-verbal de son audition, me demandant de la communiquer à Abdel.
Je compris qu’il voulait absolument que ses amis sachent ce qu’il avait dit à la police. Il voulait être transparent afin de rassurer ses amis et éviter qu’on le soupçonne d’avoir collaboré avec les enquêteurs. Après la visite du prisonnier, je retournai au cabinet et téléphonai à Abdel, l’invitant à passer me voir le lendemain après-midi. Je devais lui transmettre le message que le client emprisonné lui avait envoyé. Abdel vint au rendez-vous avec Cynthia. Ils étaient très curieux de savoir ce que le client avait dit. Je leur expliquai qu’il avait insisté pour que je leur dise ce qu’il avait déclaré à la police.
Après leur avoir donné les détails de sa déposition telle que le client me l’avait recommandé, je dis à Abdel et à Cynthia que je ferai le nécessaire pour assurer la défense de leur ami. Trois jours après cet entretien avec Abdel et Cynthia, une chose incroyable m’arriva ; je crus que le diable avait eu accès à ma vie et qu’il avait commencé une œuvre de destruction. J’arrivai au cabinet ce jour à neuf heures, m’assis sur mon bureau et commençai par consulter mon agenda, comme à l’accoutumée. Je pris ensuite le dossier sur lequel je comptais travailler lorsque j’entendis la sonnette retentir.
Comme j’étais seul ce matin-là, j’ouvris la porte. Je fus alors surpris de voir près d’une dizaine de personnes parmi lesquelles le président de l’ordre des avocats, un juge d’instruction, un procureur, un substitut du procureur et quelques agents de police en civil. Le juge d’instruction prit directement la parole et m’informa qu’il avait un mandat de perquisition et qu’il fallait que je les conduise dans mon bureau. Je crus un instant que j’étais en train de rêver mais malheureusement, j’étais bel et bien en train de vivre un des épisodes les plus terribles de ma vie. J’avais du mal à me maintenir en équilibre, sentant que je pouvais m’évanouir tout d’un coup.
Considérant le monde qui s’était déplacé, je mesurais progressivement l’ampleur et la gravité de la situation ; j’étais réellement dans de sérieux problèmes. Lorsque nous entrâmes dans mon bureau et que je vis le juge d’instruction toucher hâtivement les dossiers rangés, je lui fis savoir que s’il cherchait quelque chose en particulier, il n’avait qu’à me demander ; ainsi je pourrai lui donner directement et le bureau ne finirait pas sens dessus dessous. Il ouvrit la bouche et prononça le nom du jeune homme pour lequel Abdel et Cynthia m’avaient contacté. Je me dirigeai directement vers l’armoire où se trouvait le dossier en question et je le lui remis. Il s’empressa de l’ouvrir pendant que le président de l’ordre des avocats lui faisait signe de lui passer le dossier pour qu’il fut le premier à y jeter un coup d’œil.
La procédure de perquisition chez un avocat prévoit que le président de l’ordre des avocats, qui assiste à la perquisition, soit le premier à prendre connaissance de toute pièce que le juge d’instruction ou le procureur souhaitent examiner. Le juge d’instruction, qui se trouvait dans mon bureau, n’avait visiblement pas l’intention de suivre ces règles-là. Pendant que le juge examinait le dossier, les policiers m’avaient entouré, comme pour m’empêcher de me sauver.
Les autres magistrats, ainsi que le président de l’ordre des avocats, s’étaient également penchés sur le dossier qu’ils examinaient à la loupe. Je me souviens qu’à un moment, mon téléphone portable sonna. Je voulus décrocher lorsque j’entendis le juge d’instruction m’interdire d’un ton autoritaire de le faire. Il m’informa à la même occasion que mon téléphone portable faisait dorénavant l’objet de saisie pour les raisons de l’enquête.
Alors que nous étions encore dans mon bureau, ma maître de stage arriva au cabinet ainsi que quelques autres avocats du cabinet. Ils comprirent très vite que j’avais de sérieux problèmes mais je n’avais pas la possibilité de leur parler et de leur dire de quoi il s’agissait. Tous observaient mais personne ne savait ce qui se passait exactement. Tout ce qu’ils pouvaient imaginer était que je n’étais sûrement pas le type qu’ils croyaient connaître. J’eus peur qu’ils pensassent que je fusse un malhonnête, prêt à violer la loi pour gagner de l’argent.
Après avoir examiné le dossier qu’il tenait toujours entre ses mains, le juge d’instruction m’informa que j’étais privé de liberté et que j’allais être conduit dans son cabinet pour y être auditionné. Un des policiers voulut me mettre les menottes lorsque le président de l’ordre des avocats demanda au juge d’instruction si les menottes étaient nécessaires dans mon cas. Le juge d’instruction réfléchit pendant quelques secondes, puis il dit au policier en question qu’il pouvait laisser les menottes.
Nous sortîmes tous ensemble et je fus escorté dans le véhicule qui devait me conduire au cabinet du juge d’instruction. J’étais assis à l’arrière, entre deux policiers, pendant qu’un troisième occupait le siège passager avant et que l’autre conduisait. Une fois arrivé dans son cabinet, le juge d’instruction m’informa que j’étais suspecté de faire partie d’une association de malfaiteurs, ainsi que de violation du secret professionnel.
Le juge me dit que le ministère public avait intercepté une communication téléphonique entre les parents de mon client et une personne non identifiée qui essayait de les rassurer en leur disant que leur fils était bien défendu par l’avocat de l’organisation. Le juge d’instruction me demanda de lui dire comment j’avais obtenu le contact du jeune homme qui était en prison. J’expliquai au juge comment j’avais été contacté par Abdel qui s’était présenté comme étant un ami de ce jeune homme.
Je le rassurai en spécifiant qu’hormis Abdel et Cynthia, je n’avais été contacté par aucune personne au sujet de ce garçon. Après m’avoir écouté attentivement, le juge d’instruction remarqua certainement le caractère cohérent et très plausible de mes déclarations. Il décida de suspendre l’audition pendant un certain temps. Il me fit sortir accompagné des policiers et demanda qu’on me fasse attendre un moment. Après près d’une trentaine de minutes, le juge d’instruction me fit à nouveau entrer dans son bureau pour poursuivre l’audition. Il commença par me dire que je pouvais être rassuré car il ne me mettrait pas en détention préventive.
En effet, il y avait du nouveau dans mon dossier et l’association de malfaiteurs ne faisait plus partie des charges qu’il comptait retenir contre moi. Il me dit que pendant qu’il avait suspendu mon audition, il avait demandé à des inspecteurs de demander à Cynthia et à Abdel, qui étaient arrêtés et incarcérés, si je connaissais quelqu’un parmi les membres de leur organisation criminelle. Les deux avaient répondu par la négative.
Le juge me dit qu’Abdel et Cynthia avaient cependant déclaré que je leur avais raconté ce que ce jeune homme avait déclaré à la police lors de son arrestation. Je dis au juge d’instruction que je reconnaissais avoir dit à Abdel et à Cynthia ce que ce jeune homme avait dit à la police mais que je l’avais fait à sa demande. Le juge d’instruction me fit signer ma déposition, après quoi je retrouvai ma liberté en attendant la fin de l’instruction pour savoir si j’allais être poursuivi pour violation du secret professionnel ou non.
J’étais très soulagé de pouvoir retrouver ma liberté, car j’aurais pu me retrouver en prison à cause d’un juge d’instruction qui n’avait pas pris le temps d’auditionner Abdel et Cynthia avant de décider de venir perquisitionner mon bureau et me priver de liberté. Il était venu m’humilier à mon lieu de travail sur la base d’une conversation téléphonique dans laquelle mon nom n’était pas mentionné.
Sur la base d’un dossier vide, il avait réussi à convaincre tous ses semblables à se mobiliser et à venir donner une leçon à ce jeune avocat noir qui n’avait pas compris qu’il n’était pas à sa place. De toutes les façons, il savait bien que personne ne se serait levé pour défendre ma cause. Il avait oublié que Celui qui défend ma cause est plus puissant que tous les plus puissants lobbys du monde. Dieu Tout-Puissant Lui-même se leva et combattit pour moi.
Lorsque je quittai le bureau du juge d’instruction, je retournai au cabinet et expliquai à tout le monde ce qui s’était réellement passé. Je ne sais pas s’ils crurent en mes paroles, mais je savais intérieurement que je n’avais rien à me reprocher et cela me suffisait amplement. Étant donné que l’enquête était encore en cours et que je risquais toujours d’être poursuivi pour violation du secret professionnel, je jugeai bon de contacter un avocat qui allait assurer ma défense. Je choisis le jeune avocat qui avait voulu me prendre comme stagiaire à condition que son père accepte de me donner un certain nombre de dossiers chaque mois. Je lui expliquai ce qui s’était passé et il accepta de me défendre.
Les rumeurs de mon implication dans une affaire de trafic de drogue proliféraient dans tout le barreau. Beaucoup d’avocats pensaient que j’étais coupable des faits qui m’étaient reprochés. Un certain nombre de ténors du barreau me contactèrent et me proposèrent de les laisser assurer ma défense. Il s’agissait là d’avocats qui ne m’avaient jamais adressé la parole dans les couloirs du palais de justice. Ils voulaient me faire croire qu’ils souhaitaient sincèrement me secourir.
Je déclinai chacune de leurs propositions car je doutais de leur sincérité. Je les voyais davantage comme des opportunistes pensant que l’affaire pouvait être médiatisée et qu’il fallut qu’ils fussent bien positionnés pour en tirer profit. Il se peut également qu’ils fussent animés de bonnes intentions pour m’aider ; mais mon cœur n’était malgré tout pas disposé à leur faire confiance. À la fin de l’enquête, je reçus une convocation à comparaître devant la chambre du conseil du tribunal correctionnel d’Anvers.
La chambre du conseil devait statuer sur les résultats de l’enquête et sur l’orientation à donner à l’issue de cette enquête. Je pris directement contact avec mon conseil afin de préparer cette audition de la meilleure manière possible. Notre objectif était d’éviter un renvoi au tribunal correctionnel où les affaires sont traitées dans une audience publique, contrairement aux audiences de la chambre du conseil.
Mon conseil et moi avions envisagé que si le juge de la chambre du conseil décidait de renvoyer mon affaire au tribunal correctionnel, nous allions demander la suspension du prononcé. Ce serait une façon de plaider coupable tout en demandant au juge de ne pas prononcer de sentence, ce qui permet au casier judiciaire de rester vierge. Les chances que le juge accepte cette demande de suspension du prononcé étaient réelles, car la violation du secret professionnel dont il était question ici ne portait pas préjudice à mon client. Il en était plutôt le bénéficiaire, car cela s’était fait à sa demande. Le fait que je n’avais pas d’antécédent judiciaire jouait en ma faveur.
Le jour de l’audience, mon conseil et moi nous rendîmes à la chambre du conseil du tribunal correctionnel où l’audience était prévue. Étant donné que les audiences de cette chambre se déroulaient à huis clos et qu’il y avait plusieurs affaires, nous devions attendre notre tour devant la salle d’audience. Lorsque que le greffier vint nous inviter à entrer, mon conseil venait à peine de se déplacer pour aller déposer une requête au greffe du tribunal de commerce qui se situait dans un bâtiment annexe.
Ayant constaté que mon conseil n’était pas là, le greffier décida de ne pas l’attendre et il appela la prochaine affaire. Lorsque mon conseil fut de retour, nous demandâmes au greffier de bien vouloir rappeler notre affaire. Nous étions stupéfaits de l’entendre dire que notre affaire avait été traitée en notre absence et que le juge avait décidé le renvoi au tribunal correctionnel. Nous décidâmes de rester sur place jusqu’à la fin des audiences pour pouvoir entrer dans la salle d’audience et demander au juge de bien vouloir revoir notre affaire.
Après que la dernière affaire fût plaidée, nous entrâmes dans la salle d’audience et demandâmes au juge de nous pardonner et de bien vouloir reprendre notre affaire. Le juge refusa catégoriquement de donner une suite favorable à notre requête. Mon renvoi au correctionnel était définitif. J’étais censé attendre encore quelques semaines pour être cité à comparaître à une audience publique où mon affaire allait être traitée. Mon conseil était très embarrassé et s’en voulait de s’être déplacé au mauvais moment.
J’essayai de le rassurer en lui disant que c’était le greffier et le juge qui étaient les vrais responsables de cette situation. Ils auraient pu reprendre notre affaire sans que cela ne leur eût causé de problème. Je retournai au cabinet après cet incident et je commençai quand même à me poser des questions par rapport à toute cette affaire. Je pensai à une éventuelle …
Ce texte est un extrait du livre » DU GHETTO AU BARREAU » écrit par Dominique MBOG.
Nous vous invitons à lire l’article suivant “ Sans Recours Ni Aide “.
Accusé. Accusé..
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