« Nous pouvons par nous-mêmes constituer la communauté des hommes, mais celle-ci ne pourra jamais être, par ses seules forces, une communauté pleinement fraternelle ni excéder ses propres limites, c’est-à-dire devenir une communauté vraiment universelle » (Benoît XVI, Caritas in veritate, 34).

Derrière le succès de la Silicon Valley réside une alchimie que beaucoup de régions ont cherché à reproduire. Mais une alchimie ne se détaille pas comme une grille de critères. Elle suppose un souffle. C’est d’ailleurs un premier indice méthodologique. Si nous souhaitons devenir des acteurs prophétiques de la doctrine sociale de l’Église, nous devons retrouver un souffle, nous en remettre à l’Esprit Saint.

Plus prosaïquement, il existe néanmoins quelques facteurs déterminants.

Le premier fut l’université Stanford qui, sous l’impulsion du professeur Fred Terman, formalisa en 1954 le Honors Cooperative Program. Permettant à des ingénieurs d’être étudiants et entrepreneurs à mi-temps, ce programme attira de nombreuses aventures entrepreneuriales qui vinrent s’installer sur les vastes terrains appartenant à l’université, à tel point que la population doubla dans les années 1950. Comme les écoles philosophiques et théologiques furent les points d’ancrage de la révolution médiévale, Stanford fut (et est encore) le pivot de la Silicon Valley. Toute aventure commence par le savoir.

Le deuxième facteur de succès est l’accès au financement, qui a pris historiquement deux formes complémentaires: Darpa et capital-risque. Darpa, c’est la Defense Advanced Research Projects Agency, un organisme militaire américain responsable du développement des technologies émergentes, qui finança la genèse des start-up, notamment celles du Honors Cooperative Program de Stanford, au moyen de commandes militaires. Le capital-risque, c’est ce système de financement en capital qui fut facilité par le Small Business Investment Act, accréditant des sociétés d’investissement (fonds de capital-risque) souvent soutenues par le gouvernement, qui rémunèrent leur risque gráce à la liquidité de leur investissement et à des rendements importants. Plus récemment, alors que le coût de création d’une start-up a fortement diminué (notamment grâce à l’open source), sont apparus des incubateurs comme Y Combinator, qui interviennent plus en amont par des formations, des conférences et un accès à un réseau d’experts, de clients et de partenaires qui favorisera l’accélération. 

La Silicon Valley est un écosystème, une communauté. Au xil° siècle, l’Église et les monastères jouèrent ce rôle communautaire d’investisseur ou d’incubateur, soit par de la commande soit par la circulation d’argent, la formation et l’entraide entre les fondations. Clairvaux, qui avait créé 341 «start-up filles» à la mort de saint Bernard, n’était-elle pas une forme étonnante d’incubateur?

Les cathédrales furent également d’immenses sources d’innovation entrepreneuriale. L’expansion dépend de la capacité de déploiement et de son organisation.

Le troisième facteur essentiel est la coopération fertile.

La Silicon Valley repose sur une petite surface. Tout cet écosystème formé d’universités, de start-up, de consultants et de groupes d’ampleur plus importante, se concentre sur quelques kilomètres. Cette proximité facilite les échanges et la coopération entre les différents acteurs. On appelle cela un « réseau».

Et ce réseau accueille tous ceux qui souhaitent venir innover en son sein; la part des personnes d’origine étrangère travaillant dans la Silicon Valley est sans commune mesure avec le reste du pays. La Silicon Valley fonctionne en réseau ouvert, à l’instar des monastères et de l’Église dans son ensemble. Depuis les premiers apôtres, cette dernière s’est bâtie comme un réseau universel de chercheurs de Dieu. Saint Paul organisait et fédérait son réseau à travers ses lettres; les premiers chrétiens à l’ère romaine vivaient plus vieux que les païens, car ils avaient instauré un système d’entraide sociale’ ; le fonctionnement subsidiaire de l’Eglise est une organisation ouverte aux coopérations et aux rencontres; les différentes congrégations échangent entre elles dans un esprit fraternel, bien que des rivalités existent (la Silicon Valley qualifie cette attitude de «coopétition »); l’ensemble des fidèles partage le désir d’œuvrer conjointement à l’avènement de la civilisation de l’amour. De la même manière, le principe de l’accompagnement dans la Communauté de l’Emmanuel, et plus largement cette idée qu’un frère s’appuie sur un autre frère, est une réalité concrète, à petite échelle, d’une coopération communautaire bénéfique:

L’accompagnement est le lieu d’une réflexion sur la manière dont est vécue cette tension entre une vie vraiment engagée dans le monde et en même temps donnée à Dieu!. La réalisation d’une œuvre est affaire de coopération, et nécessite l’entraide d’un écosystème dynamique et soudé.

Enfin, il reste le facteur indicible. Un amour du risque, un esprit entrepreneurial et pionnier, une joie créative, un enthousiasme collectif, une volonté de participer à quelque chose de plus grand que soi. 

Au cœur du succès de la Silicon Valley, on trouve une démarche missionnaire. Certes, le gouvernement en a poussé le développement historique par intérêt économique et politique, mais la mission de changer le monde était bel et bien présente. La mission est une aventure. Une aventure que vécurent les premiers disciples partis évangéliser le Proche-Orient; une épopée fondatrice que vécurent les moines évangélisateurs de l’Europe, tant à l’est (saint Basile) qu’à l’ouest (saint Benoît); une entreprise immensément risquée que vécurent avec pugnacité les missionnaires du nouveau monde (Amérique et Asie), comme les Jésuites, mais pas uniquement; un défi que vivent tous ceux qui œuvrent à visage découvert dans notre situation historique actuelle. Le facteur indicible est la volonté missionnaire qui trouve sa réponse au «pour quoi?» ou au «pour qui?». «C’est par la volonté que nous méritons et que nous menons la vie louable et heureuse», nous dit saint Augustin dans son Traité du libre arbitre.

La Silicon Valley n’a rien inventé, mais elle a tout illustré. Elle a illustré une transmission missionnaire méthodologique, mise en œuvre par une communauté d’hommes et de femmes, que les hérauts du Web ont actualisée à leur manière… et en instaurant un autre système de valeurs.

(…)

Ce texte est un extrait du livre « DIEU, L’ENTREPRISE, GOOGLE ET MOI » écrit par Thomas JAUFFRET.

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