En effet, ces dernières années, les entreprises se sont emparées de sujets culturels et moraux, et ont exprimé de plus en plus souvent une vision quasi spirituelle de ce qui est bien ou mal sur des questions sociétales comme le genre, la diversité, le changement climatique, l’immigration ou le droit des femmes, pour n’en citer que quelques-unes, faisant la promotion de cette morale dans leurs manifestes internes, leurs discours publicitaires ou institutionnels, leurs actions et leurs produits. Nous avons tous mille exemples en tête de campagnes internes ou externes d’entreprises en faveur de telle ou telle évolution de la société.

Cette tendance structurelle peut se résumer dans une expression qui commence à être répandue: les «P-DG activistes». C’est ainsi qu’ont pu fleurir récemment des affaires ou des polémiques fascinantes mettant les entreprises face à leurs responsabilités non plus seulement économiques, mais largement sociales, politiques, voire morales.

À plusieurs reprises aux Etats-Unis, l’écosystème entrepreneurial a combattu les institutions politiques et judiciaires dans un débat sur la liberté religieuse et a proposé sa propre vision morale du monde.

Alors que certains États conservateurs avaient modifié la législation permettant à une entreprise d’invoquer une entrave à sa liberté religieuse, la mobilisation forte des groupes phares de la Silicon Valley, notamment de Salesforce, qui y ont vu des lois discriminatoires et ont appelé au boycott de ces États (parmi lesquels l’Indiana, la Caroline du Nord ou la Géorgie), a par exemple conduit quelques gouverneurs velléitaires à faire machine arrière.

Une très célèbre controverse a également donné lieu à un arrêt de la Cour suprême, extrêmement critiqué dans le pays, qui concernait cette même liberté religieuse: l’affaire Hobby Lobby. La chaîne de magasins ne souhaitait pas couvrir pour ses employés certains soins médicaux imposés par l’Obamacare (dont la pilule abortive), qu’elle estimait contraires aux convictions religieuses de son actionnariat familial.

Et je pourrais citer beaucoup d’autres litiges tout aussi retentissants.

Cette affirmation morale de la part d’entreprises, devenues leaders d’opinion et références quasi prophétiques, a été accentuée par le phénomène technologique qui s’est développé en parallèle, notamment ce qu’Henri Verdier et Nicolas Colin, personnalités influentes de l’économie numérique française, ont appelé assez justement l’«âge de la multitude’». Il désigne cette époque fondée sur une économie numérique présentant la double caractéristique de pouvoir mettre très rapidement un produit sur le marché et de transformer la foule en un acteur de ce produit, ce qui en permet le déploiement exponentiel. Nous avons ainsi vu naître un Airbnb proposant un nombre de chambres qu’aucun groupe hôtelier ne serait capable de fournir, un Uber déployant ses simili taxis à travers le monde… ou un Facebook se révélant l’agora dont aurait rêvé la démocratie grecque. Plus récemment, Nicolas Colin a complété sa réflexion et défini une société technologique par trois caractéristiques: la capacité de déploiement (scalability), l’expérience utilisateur et la récolte de données. Ces spécificités conduisent de fait les entreprises technologiques, parfois même involontairement, à devenir les réels arbitres de la morale publique, pour la simple raison qu’elles bénéficient de la confiance du public (expérience utilisateur), de la connaissance (base de données) et de la légitimité (multitude) pour répondre aux enjeux moraux de notre temps… qu’elles ont quelquefois provoqués!

Il est à ce titre intéressant de lire Eric Schmidt, ancien président exécutif d’Alphabet Inc., le holding qui chapeaute Google, pour reconnaître que lui et ses camarades concurrents (notamment Facebook et Twitter) ont été dépassés par la montée d’un fondamentalisme islamique qui s’est appuyé très largement sur les réseaux sociaux et qu’il est donc impératif qu’ils y réagissent avec vigilance, en pensant ce qui est juste, ce qui doit être censuré ou réorienté, ou encore ce qui définit la liberté. 

Mais on s’aperçoit actuellement que toutes ces plates-formes éprouvent des difficultés à distinguer ce qui est de l’ordre de la vérité de leur propre opinion. Il est également passionnant de voir Airbnb, qui a percé sans contrainte réglementaire sur un marché hôtelier historiquement réglementé jusqu’à en devenir l’acteur principal, prendre des engagements auprès de Handicap International, notamment sous la direction de son empathique numéro deux Belinda Johnson, pour offrir plus de logements accessibles aux handicapés et ainsi se « réguler» à la place du politique. Il est enfin ébouriffant d’assister à la création, au Danemark, d’un poste d’ambassadeur des technologies et de la digitalisation (tech ambassador) ou encore, dans les Émirats arabes unis, d’un ministère de l’Intelligence artificielle.

À cela se surajoute le phénomène de la blockchain. Apparue en 2008 avec la monnaie numérique bitcoin’, développée par une personne (ou un groupe de personnes, cela reste encore à ce jour un grand mystère) se présentant sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto, cette technologie permet de transmettre des informations de manière transparente, sécurisée et décentralisée, c’est-à-dire fonctionnant sans organe central de contrôle.

La blockchain dématérialise ainsi le système ancestral du tiers de confiance, faisant fi du besoin d’institutions vigies, dans des secteurs variés qui, de la monnaie aujourd’hui, s’étendront à la musique, à l’immobilier, au casino, à l’énergie ou à la supply chain (chaîne logique) demain.

Nous voyons ainsi émerger partout des organisations «privées » qui deviennent actrices de la vie et de la morale publiques.

Dorénavant, le design thinking et la tech obligent les entreprises à faire preuve de davantage de conscience morale, car elles ont un impact sur la «multitude». «Qui est mon prochain, qui est le plus fragile, qui est l’homme, qu’est-ce que la liberté, qu’est-ce que la justice, qu’est-ce que le bonheur?», sont autant de questions auxquelles elles sont confrontées. Et pour être honnête, il faut reconnaître que leurs dirigeants prennent ces sujets à bras-le-corps et avec passion… mais en se réclamant parfois de la mauvaise anthropologie et du mauvais évangile. 

(…)

Ce texte est un extrait du livre « DIEU, L’ENTREPRISE, GOOGLE ET MOI » écrit par Thomas JAUFFRET.

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