L’homme qui travaille désire non seulement recevoir la rémunération qui lui est due pour son travail, mais aussi qu’on prenne en considération, dans le processus même de production, la possibilité pour lui d’avoir conscience que, même s’il travaille dans une propriété collective, il travaille en même temps «à son compte» (Jean-Paul II, Laborem exercens, 15).

Le travail tel que l’ont connu nos pères est aujourd’hui en plein bouleversement, et avec lui la notion même d’entreprise. Les chiffres sont là: 53 millions de freelancers aux États-Unis, 2,8 millions en France, une augmentation de 25 % en moyenne. C’est un phénomène de société majeur. Selon l’étude de Deloitte Global Human Capital Trends, réalisée en 2017, 51 % des dirigeants estiment que leur organisation envisage d’accroître l’utilisation d’employés indépendants et flexibles dans les trois à cinq prochaines années. Des organisations qui étaient autrefois des communautés de salariés deviennent ainsi des regroupements de freelancers et des structures ouvertes. Nous assistons de fait à une « ubérisation» du travail – l’expression est lancée.

S’il y a des raisons économiques évidentes à cette évolution, comme le chômage, il y a également des raisons sociologiques.

L’ubérisation du travail est d’ailleurs assez peu critiquée par les Millennials, ou génération Y, ces vingtenaires et trentenaires qui sont et seront les plus touchés par le phénomène. Ils y voient une forme de liberté et un chemin d’opportunité, d’échange et de découverte. Ils pourraient l’identifier à une nouvelle approche du principe de subsidiarité. Vous pouvez avoir un job le matin et créer une entreprise le soir. Vous semblez bénéficier d’une certaine autonomie responsable et d’une liberté dans la gestion de votre temps. Vous pouvez butiner, innover et vous en délecter. Un trait de cette nouvelle tendance ressemble à Hollywood, réunissant toute une communauté pendant dix-huit mois pour réaliser un film, à ces productions de spectacles que j’ai eu la chance de côtoyer et qui sont des ruches temporaires constituées d’indépendants, voire à ces compagnons bâtisseurs indépendants de cathédrales (bien que la durée fût souvent bien plus longue). L’époque n’est plus à l’organisation fermée, mais à l’écosystème ouvert.

Face à cela, les entreprises sont parfois désarçonnées. Le management se voit bousculé par le développement du travail indépendant: recrutement, gestion des talents, plates-formes, droit social, etc. Les entreprises ont de plus en plus de mal à instaurer une culture interne auprès des personnes (salariées ou freelancers) infidèles. Pourtant, une entreprise est bel et bien une communauté humaine en vue de l’édification d’une œuvre.

Nous avons déjà évoqué le mot company qui se réfère à l’action de rompre le pain tous ensemble et au partage; nous pourrions aussi considérer le terme corporate faisant référence au corps, qui nous renvoie à la Lettre de saint Paul aux Romains :

Car, de même que notre corps en son unité possède plus d’un membre et que ces membres n’ont pas tous la même fonction, ainsi nous, à plusieurs, nous ne formons qu’un seul corps dans le Christ, étant, chacun pour sa part, membres les uns des autres. Mais, pourvu de dons différents selon la grâce qui nous a été donnée, si c’est le don de prophétie, exerçons-le en proportion de notre foi; si c’est le service, en servant; l’enseignement, en enseignant; l’exhortation, en exhortant. Que celui qui donne le fasse sans calcul; celui qui préside, avec diligence; celui qui exerce la miséricorde, en rayonnant de joie’.

Saint Basile, père du monachisme oriental, enseigne que «le charisme propre de chacun devient le bien commun de l’ensemble». Cela vaut pour la communauté humaine et «corporelle» que forme l’entreprise. Quelle que soit la forme contractuelle qui unit les travailleurs. Ce sens du travail, de la coopération, des relations que l’on noue, des talents que l’on partage, du but commun, est au cœur de notre dignité.

Aux Etats-Unis, pays qui voit fleurir plus de freelancers que n’importe où ailleurs, les entreprises technologiques ont bien compris l’importance de la culture pour faire vivre une communauté de développeurs souvent infidèles. Cette culture, dont nous avons vu au chapitre III qu’elle était missionnaire, est également fédératrice. Google, Facebook, LinkedIn, IBM et tous les autres ont ainsi mis en place des « moments» communautaires qui rythment la vie de l’entreprise et permettent de rappeler régulièrement sa mission et ses valeurs. Avec comme fil conducteur cette juste vision que l’entreprise est un lieu de transformation.

Celui qui se rend dans la Silicon Valley peut être irrité par de nombreuses «valeurs». Nous ne souhaitons pas tous changer le monde de la même manière et il y a un manque de discernement dans ce que sont une liberté vraie et une juste égalité. Cependant, à l’heure où la robotique envahit les usines et où l’intelligence artificielle vient remplacer les opérateurs de services, il est intéressant, voire nécessaire, de retrouver l’esprit communautaire de nos entreprises, de zoomer sur l’aspect essentiel du travail humain, de comprendre qu’une entreprise, au-delà du service qu’elle est appelée à rendre et du profit qu’elle génère, est aussi une communauté de personnes unies. À l’ère du travail infidèle, les entreprises numériques apprennent à laisser grandir leurs employés dans des organisations ouvertes, à les laisser parfois créer leur propre start-up, puis revenir (ce sont alors des «boomerangs») pour qu’ils vous parlent de leur communauté avec des pépites dans les yeux.

À l’image de la définition courante d’un peuple, les licornes, ces nouvelles entreprises milliardaires, partagent une culture propre, un langage, des codes, une gouvernance qui leur sont chaque fois spécifiques. Souvent, elles partagent aussi ce lien quasi mystique et unificateur de la communauté qu’est le leader charismatique. Autant d’éléments qui sont plus difficiles à instaurer avec des travailleurs indépendants, dont l’univers technologique témoigne cependant que cela est possible.

Pour que ces néo compagnons essaiment partout, jusqu’aux secteurs les plus traditionnels, puissent retrouver le sens de la company, qui est équipe, culture, mobilité, échange ou nourriture intérieure, s’est développé en parallèle le phénomène des espaces de coworking. Leur nombre ne cesse de croître, multiplié par dix entre 2011 et 2017; il y en a aujourd’hui plus de dix mille à travers le monde; plus d’un million de personnes y travailleraient. Ce sont des espaces de bureaux partagés qui accueillent les travailleurs indépendants (mais pas seulement) au sein d’un réseau et d’une communauté, et leur offrent des lieux nécessaires de sociabilisation. Ces espaces ont même été pensés selon les enseignements des sciences cognitives, qui donnent des clefs d’aménagement pour générer un environnement de bien-être.

Dans ce contexte, le travailleur indépendant n’est plus seul. Il intègre une forme renouvelée, mais spirituelle, de guilde médiévale. En plus de la liberté qu’il semble trouver dans son statut, en plus de l’équilibre de vie personnel qu’il a créé, il travaille dans un environnement adapté et appartient dès lors à plusieurs communautés qui viennent nourrir son désir de relations et d’entraide, et l’accompagner sur le chemin de sa vocation. Le freelancer appartient aux différentes entreprises «communautés» pour lesquelles il travaille et qui doivent l’intégrer dans leur «corps»; mais il appartient également à son réseau collaboratif et à son espace de coworking, qui pourraient s’apparenter aux équipes mobiles de compagnons du Moyen Age.

Il y a néanmoins un écueil de taille à cette réalité partielle de l’indépendance, qui nous oblige à passer du principe de subsidiarité à celui d’option préférentielle pour les pauvres.

Le travail dans les petites et moyennes entreprises, le travail artisanal et le travail indépendant peuvent constituer une occasion de rendre la vie de travail plus humaine, à la fois grâce à la possibilité d’établir des relations interpersonnelles positives dans des communautés de petites dimensions et aux opportunités offertes par un plus grand esprit d’initiative et d’entreprise; mais nombreux sont les cas, dans ces secteurs, de traitements injustes, de travail mal payé et surtout précaire.

En freelance, nombreux sont les cas de travail précaire. La plupart des travailleurs indépendants ne sont pas des développeurs TIC qui dictent leurs règles à leurs clients, mais plutôt des personnes peu qualifiées, travaillant à la tâche et cherchant un salaire de subsistance sur toutes ces nouvelles plates-formes d’économie du partage. Ils ne bénéficient d’aucune protection sociale et leurs risques (que les entreprises leur ont transférés) ne sont pas couverts, bien que des initiatives originales soient apparues aux Etats-Unis, comme des syndicats de freelancers qui ont pu négocier des assurances pour leurs membres. Ils ne peuvent pas emprunter pour se loger, faute de bulletins de salaire, et sont donc empêchés de construire un projet de vie. Là encore, des initiatives naissent, comme des garanties d’emprunt pour freelancers, mais cette aventure du travail indépendant et la mobilité du travail sont bien souvent des freins réels à la vie maritale, à ce sacrement fondateur de la vie chrétienne.

Nous voyons donc émerger un bouleversement sociétal plus complexe que le seul prisme économique peut laisser filtrer. En outre, si les grandes plates-formes de mise en relation permettent aux travailleurs indépendants de coordonner leur activité et de gérer leur réputation, ils n’y gagnent pas forcément en liberté, au sens chrétien du terme; indépendance et liberté ne sont pas synonymes. En effet, en faisant chuter les coûts de transaction et en simplifiant les tâches, la technologie a pu conduire à précariser certains emplois, voire à les soumettre à d’autres maîtres.

Le cas le plus connu, sans le stigmatiser, est celui d’Amazon Mechanical Turk. Via cette plate-forme, Amazon propose depuis 2005 à des dizaines de milliers de contributeurs d’effectuer des tâches courantes contre une faible rémunération. Elles sont appelées human intelligence tasks (HIT), par référence à l’intelligence artificielle. Ainsi, dans la matinée, l’après-midi ou la soirée, des milliers de personnes viennent gagner quelques sous complémentaires en traduisant des textes, en modérant des contenus, en analysant des images, en rédigeant des commentaires… et en éduquant l’intelligence artificielle. Lesdites tâches sont découpées en micro actions pour être facilement réalisées, ce qui les transforme souvent en labeur répétitif.

Nous voyons ainsi deux facettes d’un même phénomène que les chrétiens pourraient être appelés à discerner. D’un côté, un principe de subsidiarité libérateur; de l’autre, une option préférentielle pour les pauvres loin d’être aboutie.

Mais tandis que les chrétiens se posent cette question sociale des « pauvres» au travail, l’ère numérique avance à pas de géant et nous oblige à intégrer un nouvel élément: l’intelligence artificielle. La personne humaine se libère en freelance, se paupérise en travail à la tâche, or finalement, travaillera-t-elle encore demain?

Ce texte est un extrait du livre « DIEU, L’ENTREPRISE, GOOGLE ET MOI » écrit par Thomas JAUFFRET.

Nous vous invitons à lire l’article suivant « Intelligence artificielle vers charismes humains« .

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