Prendre ce risque de l’innovation par une activité individuelle et surtout collective, quitte à mettre à plat un business model historique, c’est un peu l’ambition du design thinking.

Le design thinking est une approche de l’innovation fondée sur la co-créativité, devenue assez naturellement incontournable dans le développement des produits et des services des géants du Web, qui imprime aujourd’hui sa marque dans l’écosystème entrepreneurial mondial, quel qu’en soit le secteur. Son origine est multiple, mais disons qu’elle puise principalement dans un corpus théorique étudié à l’université Stanford avant qu’il ne soit simplifié, enrichi et largement transmis au monde entrepreneurial par David Kelley et Tim Brown, cofondateur et président de la société de design et de conseil Ideo.

Trois périodes jalonnent le développement de ce corpus.

La première, à la fin des années 1950, concentre la réflexion de ses initiateurs sur la créativité et le design; la deuxième, avec Bob McKim, fait évoluer le design thinking en «human centered design thinking», c’est-à-dire qu’elle place la réponse à un problème de l’homme au cœur d’un processus créatif et itératif; la troisième phase, plus récente, étoffe le corpus en le confrontant à la réalité des entreprises et le complète par l’apport fondamental d’équipes pluridisciplinaires, d’échanges et de coopérations.

Bien plus qu’une méthode d’innovation, le design thinking est en réalité une nouvelle manière de percevoir les relations humaines dans le cadre professionnel et d’interroger notre façon de vivre, d’apprendre et de travailler au xxI° siècle.

Concrètement, un processus de design thinking effectif, tel que proposé par Ideo, a pour vocation de découvrir le problème, parfois inconscient, qu’il est important de résoudre et qui est source d’opportunité. Il se déroule en plusieurs étapes rapprochées, qui rythment la démarche d’innovation. Ces étapes sont en général au nombre de cinq: empathie, définition, idéation, prototypage et test.

L’empathie, c’est l’écoute du besoin de l’autre, l’obéissance monastique. Le design thinking obéit au consommateur et à ses émotions; il est amoral, c’est-à-dire neutre. C’est d’ailleurs son principal biais, cause ou symptôme des temps que nous vivons. David Kelley, fondateur de la Stanford d.school et d’Ideo, exprime ainsi, à l’occasion d’une interview’, qu’il n’est pas un «do gooder» :

Je ne suis pas intéressé par le social good. Je veux dire que je suis intéressé par le social good en tant que personne, mais pas en tant qu’éducateur.

Ce sont ses étudiants qui lui réclament d’y travailler! Les temps changent… Obéir au consommateur, lui prêter attention , prendre en considération son avis, comprendre son besoin, découvrir même le besoin qu’il n’a pas explicité, ne signifie pas écouter Dieu. Saint Paul nous dit:

Frères, tout ce qu’il y a de vrai, de noble, de juste, de pur, d’aimable, d’honorable, tout ce qu’il peut y avoir de bon dans la vertu et la louange humaines, voilà ce qui doit vous pré-occuper. Ce que vous avez appris, reçu, entendu de moi et constaté en moi, voilà ce que vous devez pratiquer?.

Une des principales difficultés de l’application de la doctrine sociale dans notre travail quotidien réside dans ce qui ressemble à une contradiction entre l’écoute efficace et rentable et l’écoute de Dieu. C’est ce devoir de discernement auquel elle nous convie. Ayons l’audace, à cet instant, de changer légèrement la première étape de la démarche sincèrement humaine du design thinking en passant de l’empathie à la charité qui se nourrit de la vérité.

Puis vient le temps de la définition du problème auquel l’équipe est appelée à apporter une réponse. Ce que j’ai vu, entendu, perçu, je vais maintenant le définir. C’est le moment de se poser les bonnes questions, de créer des modèles et de trouver des langages qui permettent à chaque membre de l’équipe projet de donner «son» point de vue, de se comprendre et de coopérer. Le design thinking est un travail d’équipe, sans hiérarchie réelle, avec des talents pluridisciplinaires. 

On peut ainsi rencontrer dans une équipe de design un expert de la problématique à résoudre et des personnes aux profils variés: ressources humaines, vente, expérience utilisateur, TIC, produit, marketing ou finance. Et tout ce petit monde doit oser proposer des idées extravagantes et collaborer avec bienveillance. Le dessin peut être un langage simple utilisable par chacun pour s’exprimer, puis la modélisation permet de synthétiser ce qui jaillit de cette effervescence créative. Le design thinking est un chemin qui guide les personnes de Babel à la Pentecôte. Issus d’horizons divers, ces intervenants sont excités, parlent leur propre langue et se comprennent, jusqu’à faire émerger un sens commun.

La recherche de la cause première est une expérience collective. Nous assistons, lors de cette étape, à une forme de solidarité.

Les Actes des Apôtres nous rappellent combien nous avons besoin les uns des autres, de talents pluridisciplinaires, de compréhension mutuelle, pour dévoiler au monde quelque chose de merveilleux qui répondra au besoin de tous. La définition du besoin, c’est la phase du Cénacle, ce moment où on a reçu un cadeau que l’on doit discerner avant de partir le transmettre.

Après ces deux temps d’inspiration, le moment clé du design thinking est la double phase ultra-créative de l’idéation et du prototypage. L’idéation constitue un épisode d’ouverture.

Chacun est amené à être ouvert aux idées les plus folles, les plus insolites, les plus étonnantes pour résoudre le problème identifié. «Comment pourrions-nous…?» C’est un stade fabuleux de fourmillement créatif qui, petit à petit, par l’échange, la correction fraternelle et un certain réalisme, amènera le groupe à modéliser une réponse innovante et cohérente. Il faudra alors concevoir un prototype, afin qu’une représentation du produit soit testée en conditions quasi réelles. Ce prototype peut prendre de nombreuses formes, comme un simple mur de Post-it, une maquette, une page Web reprenant les principales caractéristiques envisagées ou un scénario d’usage. Le prototypage est l’apprentissage de la simplicité; il nous pousse à éliminer ce qui est inutile dans un produit pour expérimenter l’ essentiel. Cette vision du superflu ne laisse pas indifférent si l’on se soucie de la «culture du déchet» évoquée par le pape François. Le prototypage est un temps généreux, qui permet d’approfondir collectivement l’écoute originelle et d’améliorer la réponse apportée.

Cette double phase d’idéation et de prototypage peut conduire bien souvent l’équipe à se rendre compte qu’elle travaillait sans le savoir sur quelque chose de nettement plus important pour les personnes cibles que ce qui avait été identifié au démarrage du processus. C’est le temps du compagnonnage.

Vient enfin la phase de confrontation avec quelques utilisateurs. Le test, dans une démarche itérative, permet de modifier encore le produit, le service ou le process, jusqu’à résoudre véritablement le problème. C’est un temps d’humilité. La règle de saint Benoît place l’humilité au cœur du cheminement spirituel du moine:

Descendre et monter, c’est sûr, voici ce que cela veut dire: quand on se fait grand, on descend; quand on se fait petit, on montel

Lorsqu’on teste un travail qui a fait suer, avec beaucoup de joie, toute une équipe, il faut beaucoup d’humilité pour affronter l’échec. Le design thinking est aussi l’exercice de la vertu de courage; le courage de braver le danger et d’accepter le défi; le courage d’accueillir l’échec et de se remettre à l’ouvrage. Et le courage en vérité vient de l’amour.

Le design thinking est donc une méthode centrée sur l’humain, susceptible d’aboutir à la création d’innovations qui seront bonnes ou mauvaises, good or evil, pour reprendre les mots du manifeste de Google, que l’on soit dans une écoute profonde du besoin de l’homme ou dans une démarche élémentaire et efficace d’école de commerce. Dans une perspective de doctrine sociale, le design thinking encourage l’audace: nous avons une vocation d’enfants de Dieu, un objectif à atteindre, mais nous devons oser collectivement, ne pas nous contenter d’une observation simpliste, faire des choix, prototyper, tester, recommencer. Il nous enseigne que l’approche et les méthodes, bien que nécessaires à l’obtention de résultats, ne sont pas suffisantes.

La construction de la Cité de Dieu dépend principalement de notre conversion personnelle, de notre ouverture à l’Esprit Saint, de notre discernement. Dans le même temps, l’histoire de l’Église nous montre, comme la Silicon Valley aujourd’hui, que la transformation des hommes et du monde se réalise quand même à travers des démarches réfléchies, des méthodes et des structures. Les Exercices spirituels de saint Ignace, la maisonnée de la Communauté de l’Emmanuel qui se fonde sur l’écoute plutôt que sur le débat, certains éléments de la règle de saint Benoît, le devoir de s’asseoir des Equipes Notre-Dame, le compagnonnage médiéval, sont des démarches qu’ont appliquées et qu’appliquent encore à la lettre leurs utilisateurs. Cela permet de reproduire à grande échelle une intuition réalisée à une plus petite échelle.

Ainsi, on retrouve dans la règle de saint Benoît le principe de « décanie»:

Si la communauté est nombreuse, on choisira quelques-uns d’entre les frères qui sont de bonne réputation et de sainte vie, et on les établira doyens. Ils veilleront en tout sur leurs décanies, conformément aux commandements de Dieu et aux ordres de leur abbé.

Quand les entreprises de l’ère numérique, Amazon notamment, évoquent des équipes de «deux pizzas» (on compte environ quatre personnes par pizza aux États-Unis, ce qui revient ici à huit personnes) pour mettre en œuvre efficacement un processus de design thinking, elles font de la décanie monastique sans le savoir. Cette règle, qui ordonne de gouverner par groupes de dix moines, institue dans les faits le principe de subsidiarité si difficile parfois à comprendre et à appliquer dans un environnement plus grand, doté de contraintes propres. Une vaste organisation, par ce principe, peut ainsi très concrètement devenir un «emboîtement de communautés» de différents niveaux, laissant à chacun la possibilité de participer, de faire entendre sa voix et d’assumer ses responsabilités. Deux pizzas et une décanie expliquent mieux le principe de subsidiarité que le chapitre que ce livre lui a consacré!

Arrêtons-nous un instant et faisons le point pour tenter de nouveau de répondre à la provocation initiale: pourquoi, en peu de temps, des groupes technologiques ont-ils radicalement transformé (à leur manière) un monde que nous, chrétiens, voulons transformer (différemment) depuis bien plus longtemps?

• Ils ont créé un écosystème ouvert.

• Ils ont affirmé et déployé avec ambition une culture.

• Ils ont pris le risque de développer des modèles qui n’existaient pas.

• Ils ont mis en place des méthodes itératives.

Jusque-là, l’histoire de l’Église et l’élan missionnaire de la doctrine sociale ne nous donnent pas de contre-indication…

Ce texte est un extrait du livre « DIEU, L’ENTREPRISE, GOOGLE ET MOI » écrit par Thomas JAUFFRET.

Nous vous invitons à lire l’article suivant “La question est plus importante que la réponse“.

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